« Chrétiens, musulmans, une seule main. » C’était l’un des slogans de la révolution égyptienne. Cent jours après le début du soulèvement, on craint une flambée de violences interconfessionnelles.
J’étais dimanche à Imbaba, ce quartier pauvre du Caire où deux églises ont été attaquées samedi soir. J’y suis allée avec un ami traducteur, Wael. Arrivés à 500 mètres de l’église Mare Mina, autour de laquelle la plupart des 12 victimes semblent avoir été tuées, on engage la conversation avec deux badauds. « Qu’est-ce qu’il s’est passé hier soir ? Qu’est-ce que vous avez vu ? ». Les questions rituelles. « Des milliers de salafistes sont venus pour manifester devant l’église, des affrontements ont éclaté avec les chrétiens qui la protégeaient. Puis ils sont entrés dans les maisons, ils ont tout cassé, ils ont mis le feu à un immeuble où vivent des chrétiens, des femmes se sont jetées des balcons pour échapper aux flammes. Ils nous ont tiré dessus, plusieurs ont été tués par balles… » Par leur manière de raconter les événements, on comprend que nos interlocuteurs – une trentaine d’hommes se sont massés autour de nous – sont coptes.
Soudain un jeune homme à l’allure clairement salafiste – tunique au genou couvrant un pantalon court, longue barbe et petit bonnet – fend la foule en silence pour arriver jusqu’à nous. Il commence par nous montrer des cartouches de chasse qu’il a récoltées dans un petit sac. Très calme, il se met à parler d’une voix faible, mais assurée. « Vous voyez ces balles ? Ce sont les chrétiens qui nous ont tiré dessus avec, depuis l’église. » Il affirme cela comme une évidence, posément, au milieu d’une foule de coptes. Nous n’en croyons pas nos oreilles. Le plus étonnant, c’est qu’autour de lui, personne ne bronche. Aucun des chrétiens présents ne le contredit, ils restent muets. Au bout d’un moment, un vieil homme en galabiya me regarde, et, tout en restant bouche cousue, balaye l’air de son index en signe de dénégation. Finalement, lorsque le salafiste s’est un peu éloigné, un jeune homme explose de rage. « Mensonge ! Ce sont des mensonges ! Ce sont eux qui nous ont tiré dessus ! Ce sont eux qui ont attaqué l’église et tué des hommes, des femmes, des enfants ! » Il dirige sa colère sur nous plutôt que sur son voisin salafiste – l’homme à la longue barbe habite le quartier, nous dit-on.
Cet incident m’a glacé le sang. Le sentiment de la minorité m’a sauté à la figure. J’ai perçu tout à coup le rapport de force qui s’installe, en Egypte, dans un quartier pauvre ou dans un village lorsqu’un événement de cette violence se produit entre chrétiens et musulmans. Les coptes semblent avoir une conscience aiguë de leur vulnérabilité, au point de ne pas oser contredire un homme qu’il considère comme responsable – au moins partiellement – de la mort de leur frère ou de leur cousin.
Cela révèle aussi à quel point le discours de façade des Egyptiens : « musulmans – chrétiens, une seule main », est de plus en plus creux. Certes, la plupart des Egyptiens des deux religions vivent côte-à-côte, en bonne entente. Je le vois tous les jours dans ma rue. Ils vivent même souvent ensemble, ont des amis de l’autre religion. Mais au-delà de cette coexistence, une méfiance réciproque s’est installée dans la société égyptienne depuis une vingtaine d’années. Avec la réislamisation de la société, certaines idées extrémistes ont pénétré les mentalités, notamment dans les quartiers les plus pauvres, dans les campagnes les plus déshéritées. Il y a deux ans, une amie égyptienne me racontait que son beau-frère, un peu conservateur mais pas du tout salafiste, lui tenait le discours suivant : « D’après la Charia, les chrétiens doivent payer l’impôt des dhimmis (gens du Livre, « protégés » dans les pays musulmans au Moyen-Âge). On devrait l’exiger des coptes, c’est normal. » Ce qui avait le don de la faire enrager. « Mais les coptes sont égyptiens comme toi ! C’est leur pays ! Pourquoi veux-tu qu’ils paient un impôt comme s’ils étaient étrangers ? Où veux-tu qu’ils aillent ? »
J’ai entendu le même genre de propos ces derniers temps. « En quoi ce serait un problème d’avoir un Etat islamique (comprenez, un Etat appliquant la charia à la lettre) en Egypte ? Les chrétiens seraient bien traités, on les protègerait », m’expliquait innocemment un chauffeur de taxi cairote il y a deux semaines. Lui-même n’avait pas du tout l’air salafiste. La religion est considérée comme la valeur absolue par la majorité des Egyptiens – chrétiens comme musulmans. Du coup, pour un certain nombre de musulmans, un Etat islamique ne peut être qu’une bonne chose. Et on considère souvent les salafistes comme des gens pieux, donc forcément respectables.
En réaction à la réislamisation, les coptes ont eux aussi opéré un retour à la religion. Globalement, la communauté chrétienne s’est repliée sur elle-même. Il m’est arrivé plusieurs fois d’entendre, depuis deux ans, des discours islamophobes de la part des coptes, une fois qu’ils savent que seules des oreilles chrétiennes les écoutent. « Les musulmans sont violents par nature », assurait un prêtre d’Alexandrie, début janvier, après l’attentat contre l’église Al Qidissine. « La corruption existe en Egypte depuis la conquête islamique, et elle ne disparaîtra pas tant que le pays sera majoritairement musulman », m’assénait un habitant de Nagaa Hamadi*, près de Qena, en Haute-Egypte, le mois dernier. Il venait d’avoir son premier enfant, et ne rêvait que d’une chose : quitter l’Egypte. Dans le sud du pays, où les coptes sont proportionnellement plus nombreux, cette hostilité latente entre les deux communautés est encore plus palpable. « L’église a encouragé les chrétiens à rester entre eux, pour mieux les contrôler. Cette attitude nourrit la peur et la méfiance à l’égard des musulmans », analyse un responsable associatif copte de Louxor. Lui-même enthousiasmé par la révolution, il reconnaissait que l’événement suscitait surtout la crainte d’une insécurité grandissante chez les chrétiens de la région.
Mais la guerre civile n’est pas encore là. Il est donc peut-être encore temps, pour la société égyptienne, de prendre conscience que le problème confessionnel existe bel et bien. Il ne s’agit pas seulement de tensions créées par l’ancien régime pour mieux régner, tandis que les gens du peuple ne prêteraient aucune attention à la religion de leur concitoyen, un laïus que l’on entend beaucoup dans la rue depuis la révolution. Il y a probablement une part de manipulation de la part de la « contre-révolution » dans les événements en cours. Mais le terreau des tensions accumulées depuis des années entre chrétiens et musulmans fait qu’il suffit d’une étincelle pour que le feu prenne.
Hossam Bahgat, un militant des droits de l’homme, réclamait déjà la fin du déni après l’attentat contre l’église Al Qidissine d’Alexandrie, début janvier. Il disait qu’il fallait faire vite, que la guerre civile était encore évitable si l’Etat prenait les choses en main. Tout le danger de la situation actuelle, trois mois après la révolution qui a fait tomber Moubarak, c’est que l’Etat est faible, a peu de légitimité, et un contrôle approximatif de ce qu’il se passe sur le terrain. Sans compter que selon certains activistes, une partie des militaires au pouvoir sont alliés avec des responsables de l’ancien système, et n’ont donc pas vraiment la volonté d’assurer la stabilité du pays.
Certains mouvements pro-démocratiques à l’origine de la révolution, dont les Jeunes du 6 Avril, ont appelé à une manifestation de solidarité avec les coptes lundi soir à Imbaba. Quelques centaines de personnes étaient présentes. Mobiliser les foules sur ce thème-là ne va pas être aisé. Mais c’est le rôle des jeunes qui ont fait la révolution, maintenant, d’impulser cette mobilisation.
*où six chrétiens et un musulman avaient été tués lors d’une fusillade devant une église, à la sortie de la messe de Noël, le 6 janvier 2010
Nina Hubinet
Pour en savoir plus :
– Les Egyptiens craignent de nouvelles violences religieuses (La Croix)
– Retour en images sur les affrontements interreligieux au Caire (La Croix)
– Egypte : tensions après le choix d’un gouverneur chrétien (Rue89)